Le seigneur Doneux

Il faut avoir clairement à l'esprit l'exaltation de mes 15 ans.  Chevauchant mon vélo à toute vitesse, j'arrive au petit village de Baneux, à deux bons kilomètres de Lierneux.  Je suis bien décidé à frapper à toutes les portes.  Je veux découvrir toutes ces histoires connues par tous ces gens et que moi j'ignore. 

Dans le fond du village, j'aperçois une vieille dame assoupie sur un banc....  c'est l'idéal !

Le souvenir de cette vieille femme à qui je venais de demander de me raconter une légende est resté gravé dans ma mémoire.  Les cheveux blancs et hirsutes, les yeux rougis par le sommeil et la vieillesse, toujours assise sur ce banc appuyé contre le mur de sa maison, je l'entendrai toute ma vie me dire : " Hi hiiii, et qu'est ce qu'un gamin de merde comme toi, sur ton vélo là, peut bien s'intéresser à ces vieilles histoires ? "  J'ai oublié ce que j'ai pu lui répondre, mais vraisemblablement c'était la bonne réponse, car elle m'a raconté l'histoire qui va suivre.

 Mais avant de débuter cette narration, je voudrais évoquer le fils de cette vieille dame, de l'âge de mon père.  Il n'est plus de ce monde, aujourd'hui.  C'est lui qui, bien des années plus tard, alors que je m'étais mis en tête de construire un chalet pour ma famille, m'a montré comment tenir mon marteau si je voulais avoir un maximum de force.  C'est lui qui m'a montré comment tenir mon braquet et comment scier une planche.  Comment disposer intelligemment ma brouette devant un tas à déplacer.  Comment manier une faux pour que l'herbe soit coupée régulièrement sans trop d'efforts.  Il m'a montré toutes ces choses, pourtant indispensables, mais qu'on oublie d'expliquer aujourd'hui.  Et surtout, surtout, il m'a montré comment aiguiser mon canif, comment le rendre plus tranchant qu'une lame de rasoir ( ce que j'évite de faire encore aujourd'hui !! ).  Lorsque mon couteau était passé par ses mains, je n'osais plus le toucher, immanquablement je m'entaillais le doigt.  Bien sûr, je ne suis pas devenu un artisan, mais si aujourd'hui je peux relativement travailler de mes mains, c'est grâce à lui.

Entre Lierneux et Baneux, existe un lieu-dit : les fonds de Doneux, assez proches du moulin d'Ecdoval.  A cette époque, j'y avais participé à des fouilles archéologiques organisées par Charles ; un historien et un érudit remarquable que la chance a remis sur ma route il y a peu.  Nous avions trouvé quelques traces d'une ferme château du 14 ème siècle.

L'histoire que me narra cette vieille dame commence par le portrait du maître des lieux.  C'est évidemment le seigneur du château.  Mais c'est un seigneur assez violent et autoritaire.  Il impose sa volonté aux manants du pays sans craindre les abus et les excès.  Une fois par semaine, le seigneur des fonds de Doneux se rend à la messe dominicale que donne le curé de Lierneux.  L'église remplie de paroissiens, le curé assis près de l'autel, ils attendent que le seigneur daigne faire son entrée.  Et chaque dimanche, c'est le même scénario : le seigneur des fonds de Doneux est en retard !

Sur son cheval, notre seigneur se rend à la messe par l'actuelle rue du Doyard.  Dès qu'il entre dans le village, il sonne du cor ; ainsi le curé sait que, dans quelques minutes, la messe va enfin pouvoir débuter.

Mais un dimanche, le seigneur des fonds de Doneux se fit tellement attendre que le curé perdit patience.  Il commença sa messe sans avoir entendu le cor résonner.

 Fou de rage, le seigneur des fonds de Doneux fit irruption dans l'église sur son cheval et il décocha une flèche en pleine poitrine de notre brave curé qui tomba raide mort.  Durant plusieurs semaines, toute la population de Lierneux se retrouvant brutalement orpheline de son bon pasteur, était comme choquée, abasourdie, stupéfaite, terrorisée même.  On aurait dit qu'une chape de plomb recouvrait la région.  Le seigneur ne fut pas épargné par l'émotion de Lierneux.  Un remords insupportable le saisit.  Après avoir lutté quelques temps contre ses regrets, il donna tous ses biens à la jeunesse de Lierneux et disparut.  Sans doute, prit-il le chemin de la terre sainte et arbora-t-il une croix sur son torse.  Son château servit de carrière aux manants du pays.  Il ne fut plus que ruine puis disparut.  Ceci peut expliquer qu'entre Baneux et Lierneux, beaucoup de prairies sont entourées de pierres parfois assez grosses.  Mais la légende (histoire ?) ne se termine pas là ! Un détail qu'il est possible de rencontrer en d'autres lieux et d'autres récits complète la légende des fonds de Doneux.  Un vieux serviteur, refusant de quitter le château, a survécu seul quelques années parmi les ruines.  Il protégeait un trésor : une chèvre en or.  Un orage mit fin à l'agonie du castel, par un violent incendie.  Le vieux serviteur eut le temps de précipiter la chèvre d'or dans le puits.  Que devint le serviteur ?  La légende ne se soucie pas de ce genre de question.  Quant à moi, je dois vous avouer qu'à mes 15 ans, je m'étais mis en tête de retrouver ce puits.  J'ai cherché, ...étudier le moindre recoin.  Mais, le puits était introuvable !  Et heureusement en fait, le trésor n'est-il pas le mystère ?  D'ailleurs, à cette occasion, j'ai peut-être trouvé un autre trésor : s'apercevant de mes recherches, un curieux personnage dont je tairai le nom m'a affirmé " Oh, lorsque j'étais jeune, il y avait une porte et une cave, mais personne n'osait entrer de peur des macrales ! (sorcières) ".


Marc Deglaire