Y a-t-il un seul Lierneusien qui n'a pas entendu parlé des Massotais ? Ces petits hommes à la longue barbe et au bonnet pointu qui vivaient jadis dans des palais souterrains, logés au cœur de nos collines ardennaises. Où se trouvait l'entrée de leurs forteresses ? Personne ne le sait ! A l'exception d'une seule, appelée "la grotte des Massôtais", située non loin du bois de Groumont.
Autrefois, les villageois avaient souvent recourt aux services des Massotais. Un soulier usé ? Une semelle à recoller ? Des lacets cassés ? Il leur suffisait de déposer leur paire de chaussures, le soir, devant le seuil de leur porte. Les Massotais passaient alors pendant la nuit pour les emmener au cœur de leur demeure pour les raccommoder. Ils les ramenaient alors comme neufs la nuit suivante. Il ne fallait évidemment pas oublier de déposer devant votre porte de la nourriture en guise de paiement.
Emeline Deglaire
Manon et Touque
L’âge de mes 15 ans. Cet âge où je partais à la recherche des légendes de chez nous, sur mon vélo, de villages en villages. L’accueil que me réservaient toutes ces vieilles gens était si généreux, si disponible, que je vivais avec fascination les histoires qu’ils m’offraient.
Lansival. Une épaisse porte de bois. Je frappe sans hésiter, du poing. La réponse ne se fit pas attendre : « Entre ! » Un vieil ardennais, tout rond et tout gris est en train de se cuire des œufs et un morceau de lard : « Assieds-toi sur la chaise, là ! Et dis-moi ce que tu me veux ? »… Je m’explique.
Il est resté, quelques secondes, songeur, les yeux fixes et baissés. Puis, il a ajouté : « Il y a bien cette histoire que me racontait mon père. C’est l’histoire de Manon… C’était la fille d’une famille de fermiers qui vivaient ici, à Lansival. Il y a si longtemps, peut-être 200 ans ? Tu vois, à l’époque, on élevait non des vaches comme aujourd’hui, mais des moutons. Manon était une jeune fille de 18 ans. Elle était aussi jolie qu’elle était gentille. Tout le village l’adorait. Toujours de bonne humeur, elle avait un sourire pour chacun. Ses longs cheveux étaient de la couleur des blés et ses yeux bleus ne rivalisaient qu’avec le rose de ses joues pour séduire l’Ardennais le plus rude. Tous les jours, dès potron-minet, elle quittait le village vers la colline d’Hazée qui n’est pas très éloignée, comme tu le sais, afin d’y faire paître les moutons de son père. On pouvait l’entendre appeler ses animaux d’ici. De ce temps-là, pas le moindre barbelé pour t’interdire le passage, comme aujourd’hui.
Même si aucun humain n’y était toléré, chacun savait que cette colline d’Hazée, entre Lansival et Lierneux, avait en son intérieur une cité magnifique : la cité des Massotais. A l’époque, c’était une simple évidence tout comme l’existence des landes et des forêts était une évidence et personne ne s’en retournait. Quelquefois, à la nuit tombée, le paysan qui se rendait à Lierneux pouvait apercevoir, sur Hazée, d’étranges et petites lumières. C’était, sans doute, quelques lucarnes bien dissimulées qui permettaient aux Massotais de contempler le monde extérieur.
Un jeune Massotais, nommé Touque, remarqua la belle. Il finit par venir chaque jour s’asseoir sur un rocher pour mieux la contempler. Très naturelle, Manon lui adressa la parole et ils devinrent les meilleurs amis du monde. Touque prit l’habitude de venir à la ferme plusieurs soirs par semaine. Ils partageaient d’interminables parties d’échecs ou de dames. Et chaque soir, Touque offrait au père de Manon un épi de blé magique qui lui garantissait la prospérité de la ferme. Le fermier les réunissait en gerbes pour les engranger dans le coin le plus sûr de son fenil.
Les vaches donnaient naissance à des veaux superbes. Les ruches débordaient de miel. Il fallait soutenir les branches des pommiers tellement les fruits étaient nombreux. En un mot, il faisait très bon vivre à la ferme du père de Manon.
Un jour pourtant, à l’occasion de la foire Saint-André, Manon partit danser à Lierneux. Elle passa la soirée entière avec un jeune homme de ce village. C’était un grand escogriffe, séducteur sans doute, puisqu’il plut à la jeune fille, mais tellement maladroit. Il lui fit comprendre qu’il considérait Touque comme un rival. Manon, sous le choc, fut incapable de rassurer son nouvel ami. Celui-ci lui proposa de l’accompagner chez le berger d’Arbrefontaine. Réputé pour sa sagesse, il sera certainement de bon conseil.
Le berger affirma qu’il n’y avait que deux façons d’éloigner un Massotais : la première consistait à se mettre accroupi sur le tas de fumier de la ferme au moment de la visite du Massotais. La seconde consiste à cuire une série d’œufs durs, de les casser en deux et de les vider tout en conservant les coquilles puis d’y disposer différentes sortes d’aliments, pour enfin placer ces coquilles devant la cheminée. C’est une allusion à la petite taille du Massotais, ce qui doit le vexer et définitivement le chasser.
Inconsciente et naïve, ne se doutant pas du mal de son choix, le soir suivant, Manon se décida pour la deuxième solution, au moment de la venue du Massotais.
Touque reçut un coup au cœur d’une extrême violence. Il s’écria : « Epi par épi , je vous ai apporté la prospérité ! Gerbe par gerbe je vous la reprends ! »
Les vaches avortèrent, les abeilles disparurent, tandis que les pommiers s’effondrèrent sous un seul coup de vent.
Manon et sa famille, accablées par le malheur, quittèrent notre contrée. Tandis que quelqu’un eut la saugrenue idée de réciter l’Evangile selon Saint Jean sur la colline d’Hazée. Cela eut pour effet de chasser définitivement les Massotais de notre région.
Pourtant, ayant à l’âge adulte la chance d’habiter au pied de cette colline et prenant l’air certaines nuits d’insomnie, il me semble entendre furtivement une mélodie provenant du plus profond d’Hazée.
Marc Deglaire