Sur le vieux chemin qui menait jadis de Floret à Hierlot on ne pouvait manquer, dit-on, le Champ Prévot. Et c’est à une grosse demi-lieue de là, il y a bien longtemps, qu’Henri-Joseph Tobon et Gégoire, l’un de ses valets, menaient un attelage de deux robustes chevaux, écumant sous l’effort pour mener à temps leur chargement d’écorces aux tanneurs de Stavelot.
C’est plein été, le temps est à l’orage et les mouches rendent à-moitié fous hommes et bêtes, tant leurs nuées se succèdent avec un même acharnement. Henri-Joseph et son valet se réjouiraient presque de l’imminence de l’orage, tiens, s’il ne faisait de plus en plus sombre, sous un ciel en deuil où les canonades du tonnerre annoncent un bien mauvais bal.
D’ailleurs le voilà qui approche, précédé par un moment de silence d’où monte peu à peu le fracas des grêlons qui s’abattent sur la campagne environnante. Ça y est : cette fois il est là !
En moins de temps qu’il faut pour le dire, le chemin se transforme en torrent. Les chevaux refusent d’avancer. Pire, les voilà qui font mine de se cabrer, qui tirent har et hote dans l’attelage au risque de verser avec l’énorme char d’écorces. Tout autour, les arbres luttent. Se cognent les uns aux autres dans un charivari de branches cassées. Puis la foudre s’en mêle. À quelques pas, un fayard est fendu de haut en bas. Grégoire, qui n’est plus tout jeune, n’a jamais vu ça. Le Diable en personne, dit-il, doit être de la partie.
À peine lui et son maître ont-ils le temps de se signer que résonne, juste au-dessus de leurs têtes, un effroyable craquement.
Aussitôt, hommes, voiture et chevaux sont saisis. Les voilà enlevés dans les airs, transportés tout d’une pièce et déposés en plein milieu du Champ Prévot !
Sans une égratignure, sur leurs deux ou quatre pieds, le char sur ses roues, et tout son chargement auquel ne manque même pas le dernier bout d’écorce. Et avec ça, pas une once de vent. Pas un grêlon sur le champ. Alors que tout autour, l’orage n’en finit pas de parachever le saccage.
Qu’auriez-vous fait d’autre à leur place que remercier saint Donat ? Comme ils le firent en récitant une oraison. Et vous surprendra-t-il d’apprendre que, le dimanche suivant, le curé de Bra n’eût pas de plus fidèles auditeurs qu’Henri-Joseph et son varlet ?
Il se dit que les cabaretiers ne se sont pas plaints non plus. Les mauvaises langues ajoutant que le seul miracle qui n’eût pas lieu ce jour-la fut la tranformation du pèkèt en eau bénite, dans la bouteille en grès que les deux hommes avaient emportée avec eux. Allez savoir.
Patrick Germain, en val de Lienne le 12 octobre 2017.