Une mégère du Trou-de-Bra avait fait mourir son débonnaire de mari à petit feu. Afin de sécher ses larmes, elle s'empressa de convoler en secondes noces avec Jean-Hubert Halconreux. Qui, mais ça reste entre nous, s'il lui arrivait bien de chasser n'était pas un sacré fusil pour autant.
Droite sur ses jambes, les reins puissants, les bras musclés, elle se trouvait, rêveuse, sur le pas de sa porte, quand un voyageur lui souhaita le bonjour.
- Bonjour, beau monsieur. Et d'où arrive-t-on ? On vous croirait fatigué.
Car les habitants de Bra sont, dit-on, d'une curiosité phénoménale.
- Du Paradis, madame, lui répondit congrûment l'inconnu.
- Si vous habitez cet heureux séjour, n'y avez-vous pas rencontré Christophe, mon premier homme, trépassé depuis un an ?
- C'est un de mes meilleurs amis.
- Il était si brave ! Je le regretterai toujours. Pour combien de temps êtes-vous revenu ?
- Pour quinze jours.
- Mais alors Christophe pourrait, lui-aussi, obtenir un petit congé ?
- Ben, c'est que vous l'avez laissé partir tout nu, sans un sou vaillant...
- J'ai eu tort, reconnut-elle en pleurnichant. Malheureusement, Halconrue a mis toutes ses hardes.
Après réflexion :
- Qu'à cela ne tienne. Je cours vous chercher le costume de mariage de mon nouvel époux.
Et de s'exécuter.
- Hé ! Ventrebleu ! Sera-t-il requinqué ce cher Christophe. Qu'il va être heureux ! Seulement, il reste un hic : le voyage. Qui est long et coûteux.
- Voilà bien un coup de la Providence ! Nous venons justement de vendre une génisse pour dix-sept pièces. Permettez-moi de vous les confier.
Diligente, la femme apporte un petit pot de grès, enveloppé dans un vêtement.
- Voici l'argent. Prenez aussi, je vous prie, cette casaque. Ainsi, Christophe aura bien chaud.
- Madame, vous reverrez bientôt votre bienheureux.
- Au-revoir, monsieur. Merci encore, et bon retour !
À cette époque, point de grande route ourlant la Lienne, mais, à travers bois, des sentiers tordus et raboteux. À sa rentrée, Jean-Hubert trouva sa femme en pleurs.
- Qu'est il arrivé ?
- Je suis heureuse. Heureuse ! Figure-toi que Christophe est au Paradis.
- Qu'en sais-tu ?
- L'un de ses camarades vient de me l'apprendre.
- Ha ?
- Si fait. Et comme il m'assurait que Christophe recevrait la permission de nous visiter, je lui ai fait remettre ton beau costume.
- Mon... mon beau costume ?!
- Oui. Et les sous de la génisse.
- Les...
- Les dix-sept pièces.
- Satanée bête ! vociféra Jean-Hubert au paroxysme de la colère. L'avoine est encore trop bonne pour toi ! Et où est-il, cet imposteur ?!
- Parti. Du côté de Bra.
- Bride le cheval, bourrique ! Et plus vite que ça !!
Le voici dans la forêt. Bientôt, il aperçoit le revenant, qui marchait à grands pas.
- Hé, voleur ! Rends mes habits et mes écus !
- C'est pour Christophe, raille le mystificateur. Et, preste, il se jette dans un fourré.
Jean-Hubert glisse de sa monture, l'attache à un solide bouleau et, de son cul lourd, se lance à la poursuite du bienheureux permissionnaire.
Mais celui-ci, à la rebrousse, rejoint le cheval, dénoue les rênes et, comme un centaure, file sous le nez de son poursuivant. Qui, bouche bée, les bras ballants et la rage au cœur, assiste à l'envolée de sa fortune. Pauvre Jean-Hubert ! Que devenir ?
Enfin, l'oreille basse et le visage allongé, il regagna son logis à pas comptés.
Sa femme, frappée par son air dépité :
- Jésus, mon Dieu ! Qu'est-il arrivé ? Tu as l'air tout drôle...
- Bah, c'est que je me suis ravisé, dit l'autre.
- Ravisé ?
- Oui. Et puisque tu lui avais offert mon beau costume et l'argent de la génisse, moi, je lui ai offert mon cheval. Comme ça, Christophe sera bien monté pour revenir.
Si ce n'est vrai, ça se pourrait...
...mais plus de nos jours, ça se saurait !
Patrick Germain, adaptation libre de Louis Banneux ( L'Ardenne mystérieuse )